Première partie :
                la conscience et les différences religieuses. 
              Le sens du mot «conscience» surfe entre la médecine
                (cf. coma, etc.), la morale (cf. mauvaise conscience, etc.),
                la psychologie (cf. subconscient, etc.), la philosophie (cf.
                la représentation, etc.)... L'usage spirituel de ce mot
                est affecté par ces tendances qui ne sont évidemment
                pas exclusives les unes par rapport aux autres. 
              Je me contenterai ici d'une très humble définition «fonctionnelle» de
                la conscience qui, même si elle laisse de côté les
                questions ontologiques, a au moins le mérite d'être
                très fertile dans le cadre du Dialogue Interreligieux. 
              Avant l'élaboration d'un langage, «quelque chose»,
                que j'appellerai dorénavant la «conscience»,
                découpe et puis distingue dans le cosmos des parties qui
                le composent. Les relations qu'entretiendront entre elles ces
                parties du cosmos seront évidemment redevables du tracé de
                ces découpages. 
              
                Lorsque je fais marche arrière,
                  lorsque je remonte mentalement vers la nuit de l'utérus,
                  mon environnement se simplifie, les objets de mon entourage
                  se fusionnent les uns aux autres. Au tout début de ma
                  vie, j'ai dû sentir ma maman s'arracher de moi et ce
                  ne fut probablement pas facile. Elle était ' une ' puisqu'elle était
                  ' tout moins moi '. Je n'étais plus seul et je n'étais
                  plus tout... C'était probablement la naissance de ma
                  conscience. Ce qui restait de moi après cette amputation
                  désirait tout. La vie qui suivra sera surtout le découpage
                  ce non-moi en parties pour en récupérer au moins
                  quelques miettes... (Extrait de l'article
                  sur 'Nirvana') 
              
              A priori et jusqu'à l'indication du contraire je peux
                croire que ce découpage du cosmos en diverses parties
                est un acte arbitraire. En tout cas, beaucoup de ces frontières
                tracées par les consciences dans la chair du cosmos sont contingentes.
                Lorsque je compare la conscience du cosmos qu'a une plante grimpante,
                une bête, un jeune enfant, un scientifique, un philosophe
                ou un fou, je suis enclin à croire que le cosmos se laisse
                dépecer par ces consciences de manières très
                différentes mais aussi que, dans certains cas, une telle «cartographie» du
                cosmos peut évoluer dans une seule et même conscience. 
              
                Pour faire image, on pourrait comparer
                  le cosmos à un grand vase que chaque conscience aurait
                  brisé à sa manière. On appelle chaque
                  morceau un symbole parce que c'est un usage qu'avaient
                  nos ancêtres grecs de ce mot : les morceaux d'un
                  vase brisé (symboles) étaient distribués
                  entre les membres d'une communauté. Lors de la remise
                  d'un héritage par exemple, Pour authentifier une identité,
                  il suffisait de posséder l'un de ces symboles susceptibles
                  de se joindre parfaitement aux autres pour reconstruire le
                  vase. 
                Lorsque le vase est brisé, l'ensemble
                  des symboles n'est pas un ensemble de pièces indifférentes
                  les unes aux autres ; comme les pièces d'un puzzle,
                  certains symboles entretiennent des relations privilégiées
                  avec d'autres à cause de frontières communes...
                  Il en va exactement de même lorsque la conscience brise
                  le cosmos en ses composants (le ciel, la terre, les particules élémentaires,
                  les hommes, Dieu...). 
              
              Le cosmos, ce vase immense, est compris ici comme ce qui inclut
                toutes les choses imaginables ou inimaginables, y compris Dieu
                donc. Ce cosmos-là,  cet ensemble de symboles que
                chacun de nous a découpé à sa manière,
                nous impose son autorité par le fait que chacune de ses
                parties se définit d'une manière précise «pour» et «par» les
                autres parties. 
              
                La gentillesse détermine les frontières
                  de la méchanceté et de l'indifférence
                  par exemple... Le découpage de «Dieu» dans
                  la conscience d'un Judéo-chrétien ne nous dit
                  pas précisément qui est «Dieu», mais
                  au moins, ce découpage le distingue «des dieux»,
                  des hommes, de la mer, du ciel... Lorsque je commence à avoir
                  une vie spirituelle, l'essentiel n'est pas encore d'élucider
                  clairement le contenu des symboles. Ces questions viendront
                  plus tard, beaucoup plus tard. Au début, il est surtout
                  question de frontières! 
                
                  Ici, le cosmos représente donc
                    l'ensemble de tous les ensembles de symboles. C'est aussi
                    un choix sémantique arbitraire, j'en conviens. (Je
                    pourrais aussi bien choisir de dire par exemple que Dieu
                    n'appartient pas au cosmos mais qu'Il est son créateur...
                    Je préfère utiliser les mots «Univers» ou «Nature» pour
                    désigner tout ce qui n'est pas Dieu.) Dans ma convention
                    sémantique, cosmos=univers+Dieu. 
                
              
              L'intransigeance du cosmos qui acceptait d'abord d'être
                démembré par ma conscience, c'est de refuser ensuite
                que ces symboles puissent se réassembler n'importe comment
                ( comme les morceaux du vase brisé)... On peut donc vraiment
                parler d'un «ordre», d'un «ordre symbolique» qui
                est plus fort que moi, qui est la force du «non-moi»,
                la réponse du berger à la bergère... 
              
                Si ma conscience a séparé le
                  ciel de la terre, le ciel et la terre s'excluent mutuellement.
                  De même on ne peut pas être simultanément
                  bleu et rouge, pur et impur... Il y a une logique inhérente à la
                  conscience, qui la gouverne comme un dictateur sans état
                  d'âme, impitoyable, tyrannique... 
              
              Il y a une conscience avec sa division personnalisée
                du cosmos qui agit au coeur de la plante grimpante lorsqu'elle
                choisit le nombre de ses feuilles et de ses fruits, une direction
                d'ascension, une bifurcation, une vitesse de croissance... Pour
                grandir, la plante fait ses choix entre de multiples opportunités.
                Au cours de ce travail, la conscience de l'ombre, du mouvement
                du soleil, de la présence d'autres plantes lui est utile
                ... Mais au cours de son travail de croissance, la plante grimpante
                n'a pas nécessairement besoin de parler avec les autres
                plantes grimpantes. Le langage, c'est une autre affaire. 
              
                J'entends donc ici le langage dans le sens
                  le plus rudimentaire du mot : cet outil qui permet une
                  communication contingente. Le langage entre dans le cadre d'une
                  tentative de modifier, d'influencer, un ensemble de symboles
                  déjà reconnus comme autonomes (un autre homme
                  par exemple). L'autonomie de deux interlocuteurs (qui est à la
                  base du langage et le distingue des algorithmes interactifs
                  de la science) requière d'ailleurs préalablement
                  d'eux un découpage symbolique déjà très étoffé! 
                D'aucun rétorquera qu'en séparant
                  ainsi la conscience du langage, la conscience devient bien
                  peu de chose, qu'elle n'est même, éventuellement,
                  que l'accomplissement d'un algorithme déterminé,
                  une vulgaire réaction chimique, le déploiement
                  d'une formule mathématique. C'est effectivement une
                  hypothèse plausible. Pourtant, lorsqu'on observe l'évolution
                  des sciences cette hypothèse est peu vraisemblable!
                  On est heureusement encore en droit de penser que la conscience
                  telle que je l'ai définie plus haut, c'est beaucoup,
                  beaucoup, beaucoup plus que le simple déroulement d'une
                  formule mathématique! 
                Sur le terrain, la science qui avance pose
                  toujours plus de nouvelles questions qu'elle n'en résout.
                  Tant que la science n'aura pas produit ces lois déterministes
                  qui nous laisseraient totalement prévoir le comportement
                  de la plante – on en est loin! – il me semble plus adéquat,
                  plus respectueux des observations, de considérer plutôt
                  que la plante a une conscience aphasique qui oriente son action
                  et que les algorithmes de la science ne sont que les balises
                  de son action. La science a d'ailleurs déjà beaucoup
                  trop de conflits à gérer avec le déterminisme
                  en amont de la biologie que pour pouvoir prétendre à réduire
                  la vie en une formule mathématique! 
              
              En aval du découpage des symboles, en associant des symboles
                ou des groupes de symboles à des mots, le langage naît.
                Mais naissent alors aussi des ambiguïtés. Entre les
                mots et les symboles, rien n'est clair pour des raisons multiples. 
              
                ---Un langage autorise l'élaboration d'une pensée
                  alors que l'ordre symbolique, plus passif, ne fait que donner
                  une certaine crédibilité à la pensée
                  formulée par le langage. 
                ---Un langage rassemble comme bon lui semble sous divers noms
                  des symboles ou des groupes de symboles. Le langage a ses règles
                  propres faites de conventions, de contraintes logistiques,
                  de contraintes psychologiques peut-être... Mais lorsque
                  le langage met virtuellement en relation les divers symboles
                  dont il traite, c'est dans la mesure où il respecte
                  l'ordre symbolique (l'organisation des inclusions et des exclusions
                  au sein des ensembles de symboles) qu'il gagne sa crédibilité,
                  son efficacité... 
                ---Chaque conscience se donne un ordre symbolique personnel.
                  Nos puzzles cosmiques ne sont jamais parfaitement identiques.
                  Il ne sera question d'objectivité dans le langage que
                  si les territoires cosmiques concernés par une discussion
                  sont découpées en symboles d'une manière
                  rigoureusement identiques par la conscience des interlocuteurs.
                  Cette ressemblance entre deux ensembles de symboles se conquiert
                  par un travail particulier et requiert le point de vue d'un
                  tiers observateur. Ce sera la raison d'être de l'initiation
                  aux sciences. On sait combien cela peut être exigeant. 
                ---Tout se complique encore lorsqu'on constate qu'un langage
                  peut influencer la manière de travailler de la conscience
                  de ceux qui l'utilisent. Il est donc susceptible de modifier
                  le découpage symbolique du cosmos par ces personnes.
                  Il incite parfois la conscience à diviser ses symboles
                  en symboles plus élémentaires. 
                
                  En discutant avec des théologiens
                    par exemple, beaucoup parmi nous finiront par séparer
                    la médecine, la morale et la politique de la «soupe
                    religieuse» primitive. 
                  L'usage d'un langage permet donc à notre
                    conscience d'étoffer le découpage du cosmos
                    en parties distinctes. Une autre cohérence du cosmos
                    se met alors en place. Mais l'inverse peut aussi se produire :
                    un discours politique rudimentaire et brutal peut, à la
                    longue, effacer des distinctions symboliques dans tout un
                    empire. La conscience des élites travaillées
                    ainsi par la grossièreté ambiante pendant de
                    très longues périodes peut finalement recoller
                    des symboles autrefois distingués! 
                  En ce qui concerne, par exemple, ce que
                    nous appelons globalement l'Amour, l'élite du Christianisme
                    naissant faisait des distinctions symboliques qu'elle désignait
                    dans le langage par un usage convenu des mots Eros,
                    Philia et Agape. 
                  Mais en quelques siècles, ces
                    nuances symboliques (bien «conscientisées» par
                    Jean et Paul surtout), sous la pression de l'environnement
                    culturel dominant, disparurent. Les symboles sous jacents
                    aux mots convenus fusionnèrent. Beaucoup des pères
                    de l'Église (Denis l'aréopagite, Grégoire
                    de Nysse, ...et même le grand Augustin!) s'y sont cassé les
                    ongles semble-t-il (cf. la brillante étude de Nygren
                    sur ce sujet - "Eros et Agapè" traduit en
                    Fr par Jundt, éditions du Cerf, 2009). 
                  Ce n'est que très récemment
                    que les chrétiens ne lisent plus dans la Bible les
                    mots «Eros», «Philia» et «Agape» comme
                    s'ils étaient des synonymes. Une belle illustration
                    de cette évolution récente de l'ordre symbolique
                    en exégèse chrétienne peut être
                    suivie par l'évolution
                    de la traduction du chapitre 21 de Jean. 
                  Dans son Evangile, Jean distingue Philia
                    de Agape pour verbaliser sa conscience de l'amour. Au sortir
                    de l'antiquité, pour le dire d'une manière
                    simple, les spirituels traduisaient indifféremment
                    les mots «Philia» et «Agapè» par
                    le même mot «Aimer». En France, il fallut
                    attendre le XXe siècle et le génie de traducteurs
                    comme Deiss ou Osty,
                    pour faire marche arrière et faire remarquer qu'à la
                    fin de ce chapitre Jésus ne posait pas trois fois
                    la même question («m'aimes-tu ? m'aimes-tu ?
                    m'aimes-tu ?» Jn21,15...). Après plus d'un
                    millénaire d'errances, les exégètes
                    ne pouvaient donc plus voir en ce passage évangélique
                    une allusion au triple reniement de Pierre. Etc. 
                
                ---Il n'y a pas de rapport simple univoque entre les symboles
                  et les mots ! Plusieurs mots peuvent couvrir un seul symbole
                  perçu par la conscience (synonymes...), un seul mot
                  peut recouvrir plusieurs symboles. (Cf. supra : «Amour» versus «Eros», «Philia» & «Agapè».) 
                ---Le langage sous-entend, dissimule, ment. Il transmet donc à sa
                  manière des métaphores et des allusions. Les
                  symboles tels que nous les avons définis, ne mentent
                  jamais. Aphasiques et situés en amont du langage, comment
                  les symboles pourraient-ils mentir ? 
                ---(...) 
              
              Bref c'est la mélasse! Je retiendrai surtout que le langage,
                qui dépend directement du découpages cosmiques
                ne lui est pas totalement asservi. Il autorise la transmission
                de propositions qui ne respectent pas les régulations
                symboliques. C'est ce qui fait évidemment toute la fragilité de
                l'étude des symboles, de la conscience, de toute autre
                forme d'introspection... et de ce que j'écris à l'instant!
              * 
              Les 'puzzles symboliques', d'un Oriental, d'un Occidental, d'un
                scientifique ou d'un enfant ne se ressemblent pas. Mais la manière
                de couper des morceaux dans le cosmos ne semble PAS être
                une fatalité tout à fait hors contrôle. Lorsque
                je compare les diverses consciences, il est manifeste que chez
                l'homme en tout cas, beaucoup de découpages sont contingents,
                même s'il y a manifestement aussi des tendances communes
                (probablement dictées par les avancées des sciences
                positives). 
              
                Toutes choses étant supposées égales
                  par ailleurs il se peut que tel ou tel homme passe toute une
                  vie sans jamais distinguer le domaine du religieux et celui
                  de la morale, sans jamais faire une distinction entre du vin
                  de Bordeaux et du vin de Bourgogne... Je ne dis pas que cet
                  homme est incapable faire ces distinctions. Il est peut-être
                  mûr pour le faire, mais si sa culture ne l'y pousse pas,
                  si son environnement et son expérience personnelle ne
                  l'y inclinent pas il risque de ne jamais opérer ces
                  découpages. Cela ne l'empêchera d'ailleurs pas
                  de vivre et même d'avoir éventuellement une vie
                  spirituelle ou sensuelle intense! 
              
              Les pressions communautaires qui influencent les découpages
                symboliques varient au sein d'une même culture avec le
                temps. 
              
                L'ordre symbolique qui sévissait à Paris
                  au moyen-âge ne permettait pas à un Parisien lambda
                  de faire la distinction entre le genre et le sexe ou la différence
                  entre l'aveu extorqué par la torture et l'aveu spontané...
                  Par contre, le Parisien lambda contemporain semble symboliquement
                  moins bien armé que son ancêtre pour pouvoir juger
                  de l'impudeur ou de la naturalité d'un corsage ouvert,
                  pour distinguer le mérite de la grâce... 
              
              Ce n'est pas tant la langue qu'une certaine manière de
                l'utiliser qui va avoir un effet sur la conscience. 
              
                Il n'est pas nécessaire d'apprendre
                  une nouvelle langue à une tribu native d'Amazonie pour
                  inciter cette tribu à discerner dans ce qui appartenait
                  globalement à sa religion les domaines distincts de
                  la politique, de la magie, de la science, de l'éthique...
                  Et, inversement, le Parisien jeté dans la jungle ne
                  devra pas nécessairement apprendre une langue amazonienne
                  pour pouvoir finalement percevoir des nuances de verts et de
                  bruns, des différences entre les cris des oiseaux et
                  des traces dans la boue qu'il ne percevait pas jusque-là,
                  et pouvoir ainsi mieux s'affronter au règne végétal. 
              
              Par l'usage de la langue, l'activité de la conscience
                humaine est, sinon totalement maîtrisable, au moins partiellement
                manipulable. Le mot-clé ici c'est la culture. 
              Sur notre terre, nous n'avons pas tous découpé cette
                entité symbolique que les Judéo-chrétiens
                appellent «Dieu» (unique, créateur, personnel...).
                Pour beaucoup d'Hindouistes ou de Bouddhistes le découpage
                de cette entité cosmique-là ne se posera et ne
                s'imposera jamais durant toute leur vie. 
              Mais si tel Hindouiste ou tel Bouddhiste est scolarisé dans
                un collège de Jésuite, il y a de fortes chances
                que ce symbole se découpe dans sa conscience, bien malgré lui,
                quitte à ne jamais attribuer d'existence à ce Dieu-là. 
              
                Il faut bien se rendre compte ici qu'on
                  peut comprendre le mot «exister» de deux manière
                  différente (homonymie) : la présence d'un
                  symbole dans la conscience, n'est pas strictement assimilable à une
                  existence telle que l'ontologie la conçoit. Par contre,
                  ontologiquement existant ou non, une fois qu'il est découpé,
                  un symbole est bel et bien systématiquement actif dans
                  une conscience ; par ses bordures, il est un engrenage,
                  une articulation, une maille jonction spécifique au
                  sein d'un réseau de symboles! 
                La licorne a une existence symbolique sans
                  pour autant avoir une existence ontologique. 
                Mais c'est Dieu qui est évidemment
                  le plus bel exemple : la majorité des Occidentaux
                  ont découpé ce symbole que les judéo-chrétiens
                  appellent «Dieu» mais les athées lui dénient
                  une existence ontologique. Les pseudos-preuves de l'existence
                  de Dieu pèchent souvent par manque de discernement entre
                  les ordres symboliques et sémantiques... 
              
              Si j'observe les communautés humaines par région
                ou par époques, tout laisse à croire que l'école,
                la pratique de plusieurs langues, la pratique des sciences, la
                pratique de la méditation et que sais-je d'autre encore
                inclinent la conscience à diviser les symboles initiaux
                en plusieurs symboles plus fins. 
              
                Ce que le mot «lèpre» désignait
                  comme partie du cosmos pour les auteurs de la Bible s'est subdivisé en
                  de multiples maladies (eczéma, psoriasis, roue de sainte
                  Catherine, pitiriasis...). Des nouveaux symboles s'articulent
                  au sein d'un puzzle plus sophistiqué. Du coup certaines
                  liturgies thérapeutiques deviennent obsolètes,
                  certaines guérisons jadis considérées
                  comme «miraculeuses» ne sont même plus étonnantes,
                  etc.... 
              
              Attention! Un regard introspectif même grossier nous oblige
                d'admettre que c'est la conscience et elle seule qui finalement,
                quel que soit l'environnement, coupe ou ne coupe pas tel symbole.
                Chaque conscience a ses caprices et ses résistances qui
                la distingue des autres consciences, même dans une seule
                et même culture. Ces caprices et ces résistances
                ne sont pas (totalement) maîtrisables par nos efforts et
                notre scolarisation. 
              
                Après avoir reçu un environnement
                  socioculturel et formation professionnelle identiques, tel
                  ou tel médecin restera incapable de séparer «clairement
                  et distinctement» certaines de ces nouvelles maladies
                  jadis toutes labélisées sous le nom de lèpre.
                  Il y a des bons et des mauvais médecins... 
              
              Pour rester clair, je négligerai momentanément
                ces différences plus subtiles qui distinguent chaque personne
                dans une même culture. Mon but est d'abord de mieux comprendre
                le rôle global des cultures dans l'évolution de
                ces puzzles symboliques car le Dialogue Interreligieux est une
                activité culturelle avant même de pouvoir être
                une activité spirituelle! 
                
              Deuxième partie :
                Deux genres pour le Dialogue Interreligieux 
                
              Tout ce qui vient d'être dit sur les symboles et les mots
                dit d'une autre manière ce que l'on sait depuis toujours :
                la traduction parfaite d'un texte spirituel venu par exemple
                de Chine est impossible. Ce serait une incroyable coïncidence
                que les spirituels chinois aient découpé dans la
                part non «positive» (non expérimentable) du
                cosmos des symboles qui recouvrent exactement des symboles découpés
                par les spirituels français. Il y a encore moins de chances
                que les langages qui mettraient ensuite ces symboles en musique
                aient chacun de leur côté des mots recouvrant les
                mêmes groupes de symboles (déjà erronément
                présupposés identiques ). La traduction sera donc
                toujours une gageure. 
              
                Pour un Bouddhiste rural Thaïlandais,
                  Bouddha a été dieu dans son avant-dernière
                  existence. Il a dû redevenir un homme dans sa dernière
                  réincarnation pour pouvoir gagner son salut... Si je
                  veux sonder les significations structurelles de cette simple
                  anecdote de la mythologie du Téravada, je plonge dans
                  un abysse qui ne m'autorisera plus jamais à penser que
                  les Thaïlandais entendent ce que nous entendons lorsqu'on évoque
                  la déité. 
                Se demander si Bouddha fut athée
                  ou agnostique (selon nos conventions sémantiques) est
                  simplement dépourvu de sens puisque Bouddha est mort
                  avant d'avoir découpé les symboles inhérent à cette
                  question. Il n'y a pas de déité au sens judéo-chrétien
                  du mot dans la sphère symbolique de Bouddha. 
                Faire de Bouddha un athée ou un
                  agnostique c'est comme faire dire par un paysan chinois qu'il
                  préfère le Bordeaux au Bourgogne alors qu'il
                  n'a jamais bu que de l'eau et du jus d'orange... Cette question
                  semble absurde. En fait, cette question n'est même pas
                  absurde puisqu'elle n'a pas de sens! C'est comme demander la
                  racine carrée du cocotier... Je ne peux pas mêler
                  les pièces de deux puzzles, même si tous les deux
                  reproduisent globalement la même image! 
                Pour être plus précis, le
                  problème ici tient de ce que j'utilise le même
                  mot (la «déité»), pour dénommer
                  des ensembles de symboles différents. Certes, le langage
                  autorise un degré d'approximation mais ici je déborde
                  du permis! Lorsque j'étudie des symboles fondateurs
                  d'une culture exotique, pour élaborer un langage partageable,
                  je dois d'abord, tant que faire se peut, faire un effort de
                  redécoupage de mon premier dépeçage du
                  cosmos. Il faut que je dispose de symboles élémentaires
                  suffisamment fins pour qu'il me soit enfin possible de reconstruire
                  chacun des symboles de l'une ou de l'autre culture à partir
                  de ces pièces élémentaires. Cela s'appelle
                  une recherche scientifique! On n'entre pas en science comme
                  on entre dans un temple. Sans cet effort de conscience préalable
                  (qui est en fait l'élaboration d'un troisième
                  ordre symbolique plus étoffé que les deux autres)
                  je reste incapable de dire quel symbole ou groupe de symboles
                  d'une religion est inclus ou exclu de tel symbole ou groupe
                  de symboles de l'autre religion. Or, l'autorité de notre
                  verbe tient justement au respect de ces inclusions et exclusions. 
              
              Lorsque c'est en tant que judéo-chrétien que je
                spécule sur la nature de Dieu, je le fais toujours à partir
                d'un ensemble de symboles qui «coince» la déité dans
                un complot symbolique bien structuré : le Dieu
                auquel je pense va se positionner par rapport à la création
                (Dieu créateur ou non...), par rapport à la relation
                affective que je peux entretenir avec lui (Dieu personnel ou
                indifférent...), par rapport aux «vérités» spéculative
                (existence de Dieu...), par rapport à son pouvoir d'intervention
                (Dieu tout puissant ou Dieu crucifiable...), au lien qu'Il entretient
                avec la morale (Dieu justicier ou Dieu Rédempteur...),
                etc. Jamais le Bouddha du Théravada
                n'utilisa une telle cartographie symbolique pour délimiter
                les frontières de la déité! 
              
                Il y a toujours moyen de tricher évidement...
                  de faire «comme si» des symboles étaient
                  identiques. Nous faisons tous cela tout au long de notre vie
                  sociale, par pur pragmatisme. La langue, heureusement, semble
                  naturellement disposée à assumer des petites
                  divergences de conventions sémantique sans bloquer pour
                  autant toute communication. Mais dès que je veux faire
                  un travail plus pointu à la jonction des cultures –
                  et c'est le cas de tous ceux qui s'intéressent au Dialogue
                  interreligieux – je dois relever le niveau d'alerte! 
                Celui qui ne se serait pas plongé intégralement
                  dans un nouvel ordre symbolique mais se serait contenté par
                  exemple d'apprendre deux langues tout en continuant à vivre
                  dans le ghetto des ambassades ou des hôtels internationaux
                  (ou dans un monastère ?) pourrait croire trop vite
                  qu'il se débat dans un nouvel ordre symbolique alors
                  qu'en fait il userait et abuserait des laxités inhérentes à toutes
                  les conventions sémantiques (ordre linguistique). 
                Il se délierait subrepticement des
                  régulations symboliques qui garantissent la fiabilité de
                  ses analyses. Il se perdrait hors de sa sphère native
                  sans vraiment rejoindre la sphère qu'il espérait
                  atteindre. Ce que l'on a péjorativement intitulé le «tourisme
                  spirituel» est ainsi tout imprégné de quiproquos
                  autour de mots comme «réincarnation», «désir» ou «compassion»... 
              
              C'est dire combien une conversion religieuse trans-culturelle
                (Religion du Livre vers Bouddhisme par exemple) risque de n'être
                qu'un amalgame de malentendus. 
              Une conversion religieuse intra-culturelle (religion du Livre
                vers une autre religion du Livre) est mieux protégée
                de cet égarement et risque bien plus d'être le témoignage
                d'un véritable retournement spirituel. La raison est simple :
                dans une conversion intra-culturelle, les divisions symboliques
                ne sont jamais vraiment mises en difficultés. Protestants,
                Catholiques, Orthodoxes, Juifs et athées débattent
                autour de symboles quasi identiques et les questions soulevées
                par leurs conversions sont plutôt des questions de choix
                et de vérité... Je veux dire ici que les questions
                soulevées par les transfuges religieux intra-culturels
                ne sont pas des questions de frontières symboliques mais
                des questions d'engagements. 
              
                Dans une disputation entres religions du
                  Livre, je crois ou je ne crois pas en l'Incarnation, je crois
                  ou je ne crois pas en la Trinité, je crois ou je ne
                  crois pas en la lisibilité linguistique («logos»)
                  de la relation entre Dieu et ses fidèles, je crois ou
                  je ne crois pas en Dieu... Mais mon interlocuteur et moi nous
                  nous entendons plus ou moins sur les sens à donner à la
                  chair, à la déité, à l'unicité,
                  etc. Même s'il est vrai que les mots ne signifient pas
                  des réalités parfaitement identiques, pour l'essentiel
                  nous ne somme pas vraiment en terre de malentendus. 
                Dans le Dialogue intra culturel, même
                  si ce n'est pas toujours explicitement déclaré,
                  l'éthique de la cohabitation devient vite le sujet prioritaire
                  puisqu'il faut réguler la cohabitation d'engagements
                  exclusifs entre eux. 
                Par contre, les questions soulevées
                  par les transfuges transculturels remettent en cause la division
                  du cosmos en partie! Dans le transfuge transculturel, le prosélyte
                  est d'abord obligé de travailler en amont des engagements.
                  Ce n'est qu'après cet effort de synchronisation symbolique
                  que, éventuellement, une palette de nouvelles d'obédiences
                  possibles va émerger. Il s'agira seulement alors de
                  s'engager dans une de ces obédiences au sein d'un nouvel
                  ordre symbolique. Ces nouvelles obédiences se sont symboliquement
                  cristallisées autour de questions qui ne pouvaient même
                  pas être pensée par la théologie de son
                  ancien ordre symbolique. 
              
              Pour le dire tout de go, il y a deux genres dans le Dialogues
                Interreligieux. Il y a d'un côté le Dialogue entre
                les religions qui se distinguent entre elles par des différences
                symboliques et de l'autre côté, au sein d'un même
                ordre symbolique, le Dialogue entre les religions qui se distinguent
                entre elles par des choix. Typiquement, le Dialogue Oecuménique
                Protestants-Catholiques ou le Dialogue entre Christianisme et
                Athéisme est du premier genre tandis que le Dialogue Bouddhisme-Christianisme
                ou Athéisme-Bouddhisme est du deuxième genre. A
                bien y regarder le dialogue Islam-Christianisme est plutôt
                du premier genre. 
              
                Le Dialogue Interreligieux trans-culturel,
                  au départ en tout cas, éclaire mes choix, mes
                  engagements religieux d'une nouvelle lumière sans les
                  mettre ces choix dans une alternative exclusive avec d'autres
                  nouveaux choix. Ce que le dialogue Bouddhisme/Christianisme
                  m'apporte à moi, Chrétien, c'est plutôt
                  de constater enfin que mon usage du mot «Dieu» implique
                  pas mal de conventions et de présupposés contingents
                  que j'ignorais jusque-là. J'approfondis donc ma foi
                  mais je ne la mets pas en concurrence. 
                Ce n'est pas parce que Celui que j'appelle «Dieu» surgit
                  d'une division contingente du cosmos qu'Il en aurait moins
                  de consistance, moins de présence! Ce serait très
                  mal comprendre ce que c'est qu'un symbole. Il faut ici rappeler
                  ce qui était déjà dit dans la première
                  partie de cette étude : même si c'est ma
                  conscience qui a établi la position symbolique du Dieu
                  Judéo-chrétien, il me reste encore à me
                  prononcer sur son existence ou sa non-existence. L'existence
                  est une spéculation mentale qui tombe en aval du découpage
                  symbolique. Mon identité culturelle est derrière
                  ce symbole indélébile bien plus que derrière
                  les réponses que je donne aux questions que ce symbole
                  induit. 
                Par-delà le cercle vicieux inhérent à la
                  logique de ma proposition, je dirais ici sans ambages qu'un
                  symbole, dès qu'il est découpé, existe
                  toujours puisqu'il est inévitablement opérationnel
                  dans ma conscience. A cette existence-là vient éventuellement
                  s'ajouter un autre type d'existence (homonymie!) que ma conscience
                  lui accorde ou non en fonction par exemple de donnée
                  positive, ou d'un acte de foi, ou de règles logiques,
                  ou que sais-je d'autre qui dépendrait de choix arrêtés
                  par ma vie spéculative. En fait la première existence
                  n'e st pas la seconde. Il serait peut-être opportun d'utiliser
                  deux mots différents ? 
              
              Il va de soi que l'universalisme d'une religion qui se réclamerait
                de ce Dieu est un universalisme qui n'a rien d'incompatible avec
                l'éventuel universalisme né dans un tout autre
                découpage symbolique du cosmos. 
              Le Dialogue Interreligieux transculturel tourne donc autour
                de découvertes plus que de choix ou d'engagements. Il
                est la mise à nu d'une altérité et de mon
                identité avant d'être une recherche de la vérité.
                Il est une invitation à découper plus finement
                la chair du cosmos alors que, pour le dire grossièrement,
                le dialogue du premier genre ne fait qu'effleurer le découpage
                symbolique et s'attarde en aval, au niveau de la raison, de l'entendement
                et de l'engagement... 
              Face à de telles difficultés de synchronisation
                symbolique et langagière, on ne s'étonnera plus
                d'entendre parfois de grands spirituels déconseiller les
                conversions transculturelles tout en étant des brillants
                missionnaires d'une obédience particulière au sein
                de leur propre univers symbolique. 
              
                Les anecdotes ne manquent pas qui vont
                  dans ce sens. Je me suis laissé dire par exemple que
                  le Dalaï-Lama, excellent missionnaire du Lamaïsme,
                  déconseille parfois la conversion au Bouddhisme. A tel
                  Anglais dépressif qui venait le consulter après
                  une conversion au Lamaisme, le Dalaï-Lama a offert une
                  Bible et le conseil de retourner à sa sphère
                  spirituelle originelle... 
              
              * 
              Il y a beaucoup de Musulmans en France. Ce n'est pas dû à une
                activité missionnaire mais à cause de coïncidences
                historiques qui débordent largement le cadre de la spiritualité.
                L'utilité du Dialogue Catholiques/Sunnites, Athées/Sunnites
                (considéré ici comme intra-culturel puisque engageant
                un même ordre Symbolique) est d'abord et avant tout d'organiser
                la cohabitation. Il s'agit d'éviter la catastrophe que
                fut la cohabitation des Protestant avec les Catholique dans le
                passé. 
              Mais le Dialogue Interreligieux va souvent prendre une tournure
                très différente (et souvent plus intéressante
                au niveau purement spirituel) lorsqu'il décide s'attaquer à la
                question de la conversion transculturelle (Christianisme en général
                avec le Bouddhisme/Chamanismes/Hindouismes...). Par des efforts
                systématisés pour décoller la strate symbolique
                de la strate sémantique, il se peut que je découvre
                quelque chose de purement et simplement ineffable dans les recherches écuméniques
                intra-culturelle classique (Protestants/Catholiques/Orthodoxes/Sunites/Chiites/Athées...) 
              
                Si moi, chrétien (ou athée),
                  je fais un réel effort non seulement pour apprendre
                  une langue asiatique (le tibétain par exemple) mais
                  aussi pour vivre au sein des signes et des symboles d'une culture
                  qui n'a rien de commun avec la mienne (quelques années
                  de retraite dans un monastère lamaïste par exemple), mon
                  christianisme (ou mon athéisme) va se laisser voir nu!
                  Le «Corps Occidental» et le «Corps Oriental» vont
                  m'apparaître comme deux bêtes aussi différentes
                  l'une de l'autre que peuvent l'être la méduse
                  et la baleine... 
                Cloîtré depuis quelques années
                  dans mon monastère tibétain, je vais être
                  obligé d'admettre que selon une perspective Bouddhiste, être
                  chrétien ou être athée, c'est quasiment
                  la même chose : un Occidental est un Occidental
                  bien avant d'être spécifié par sa catholicité ou
                  son athéisme! Patiemment assis dans la position du lotus,
                  le jour viendra certainement où ce ne sera plus tant
                  l'Orient que mon Occident natif qui va m'intriguer. Je vais
                  pouvoir le relire et me relire à la lumière de
                  nouveaux symboles. Jusque-là, par manque de perspective,
                  je pouvais me permettre de confondre les mots et les symboles,
                  mais maintenant... Impossible! 
                Tous les grands voyageurs témoignent
                  de cette mutation de la conscience identitaire qu'induit le
                  voyage. Le beau voyage, le grand voyage, est un regard critique
                  sur l'ordre symbolique qui fondait notre conscience avant le
                  départ. Le Dialogue transculturel est un tel voyage ;
                  le chrétien qui prétend dialoguer doit d'abord «se
                  payer» les symboles des autres religions pour reconnaître
                  enfin des spécificités de sa propre organisation
                  spirituelle (qu'il ne choisit pas, qu'il découvre...). 
              
              Passer d'un régime symbolique à un autre ne veut
                pas dire qu'on perd l'ancien. Il n'y a pas moyen de perdre l'ancien!
                En fait, c'est comme si je divisais le grand cake cosmique une
                première fois en Occident avec un grillage aux mailles
                carrées et puis une deuxième fois en Orient avec
                un grillage aux mailles rondes. 
              Mes anciens symboles que je croyais être élémentaires
                vont se diviser en nouveaux sous-symboles aux formes étranges
                dont les assemblages m'autorisent de reconstruire éventuellement
                les symboles de chacune des deux religions... Ce qui est certain
                c'est qu'en tout état de cause, par un tel travail, je
                vais finalement avoir à ma disposition bien plus de symboles
                pour spéculer que ce que je possédais au départ.
                Mais pour utiliser les vieux mots de mon ordre symbolique dans
                le cadre du Dialogue, je devrai avoir la prudence du singe et
                les ruses du renard (pour bien faire valoir les inclusions et
                exclusions symboliques) sans quoi je sombrerai dans ce langage
                impénétrable de certains sots yingetyangisants
                qui «réincarnent» et «énergisent» à tout
                propos comme les requins enfantent des sirènes! 
              
                Le mot «désir» est fondamental
                  dans le Bouddhisme. Mais le désir des Bouddhistes n'évoque
                  pas le même ensemble de symboles que ce que le monde
                  judéo-chrétien associe à ce mot. Pour
                  moi, Occidental lambda, il me semblait donc qu'il y avait une
                  contradiction dans ce Bouddhisme qui «désirait» abolir
                  les désirs... 
                Puis j'ai commencé à pratiquer
                  la méditation bouddhiste. Or Bouddha, dans son sermon
                  dédié à la pratique de la méditation
                  (deuxième chapitre du «Maha Satipatthana Sutta»)
                  recommande explicitement la contemplation du «védana» qu'il
                  définit très précisément. En conséquence,
                  après quelques années de pratique, ma conscience
                  de chrétien lambda a fini par diviser ce que l'Occident
                  désigne par le mot «désir» en trois
                  entités distinctes : le «védana»,
                  le «désir d'un certain futur» et la «volonté». 
                A cause de cette sous-division du «désir» des
                  Occidentaux, il n'y a plus moyen pour moi aujourd'hui de dire
                  qu'il y a une contradiction dans le «désir d'abolir
                  le désir». Au moins sur ce sujet précis,
                  j'ai pu gagner un pouvoir spéculatif neuf dont je profite à la
                  fois pour analyser le Christianisme et pour analyser le Bouddhisme! 
                Pour le dire (trop) simplement, cela fait
                  déjà deux mille cinq cents ans que les Bouddhistes
                  ne confondent plus le «védana» (l'affinité,
                  l'indifférence ou la répulsion spontanée
                  produite en temps réel et à tout moment), le «désir» (projet
                  d'avenir qui prend en charge le souvenir d'un moment du «védana»)
                  et la «‘bonne' volonté» (projet d'avenir éclairé par
                  la lucidité et non par le «védana»). 
                Chez les Bouddhistes, la contemplation
                  du «védana» fait partie de la pratique méditative
                  de tous les jours alors que chez nous elle a commencé à devenir
                  un vrai sujet lorsque les neurologues ont essayé de
                  s'attaquer au rôle du système limbique. Le sujet
                  intéresse aussi les psychologues post freudien. (Freud,
                  lui, confondait les trois symboles. Pour le dire grossièrement,
                  Freud n'a jamais vu la rupture catégorielle nette entre
                  le désir, la ‘bonne' volonté et la sympathie
                  (ou antipathie ou indifférence) produite spontanément à chaque
                  instant par le système limbique. Pour lui la volonté et
                  cette forme de sympathie sont des désirs parmi d'autres
                  et seraient donc aussi sous l'empire du sexuel.) 
                L'idéal final du Bouddhisme qui
                  est l'abolition de tous les «désirs», n'est
                  pas en lui-même un «désir» dans le
                  sens occidental du mot, mais seulement le fruit de la lucidité («Vipassana»)
                  obtenue par la méditation et en ce inclus un travail
                  sur la distinction entre le «védana» et
                  le «désir»! Si j'arrive à spéculer
                  dans un ordre symbolique qui ne confond pas le «désir» et
                  ce que les bouddhistes appellent «védana»,
                  le paradoxe de «désirer ne pas désirer» s'estompe. 
                On pourrait étudier de la même
                  manière la question de la réincarnation, de la
                  mort, du péché, etc. L'Occident heureusement
                  n'a pas toujours à faire état d'une manifeste
                  infériorité de sa palette symbolique pour explorer
                  tous les domaines du cosmos. Lorsqu'il s'agit d'explorer l'altérité et
                  les questions de référentiels par exemple, il
                  me semble, aujourd'hui en tout cas, que l'Occident se paye
                  pour en parler une palette de symboles plus étoffée
                  que l'Orient. 
              
                
              Addendum : Le «cas» le
                Saux 
                
              Il découle naturellement de ce qui a été dit
                que si la conscience découpe suffisamment les symboles
                spirituels, il est possible qu'elle se sente finalement autorisée
                d'être simultanément chrétienne et bouddhiste
                ou chrétienne et hindouiste ou quelque chose d'autre dans
                le genre sans se mettre en contradiction avec elle-même.
                Mais cette prouesse de la conscience relève du génie.
                Elle se gagne par tant de passion pour l'altérité,
                qu'elle est très rare. Le père le Saux ? Le
                père Pannikard ? Krishnamurti ?... 
              L'existence d'un le Saux par exemple, qui fut à la fois
                Chrétien et Hindouiste semble d'autant plus paradoxal
                qu'il est impossible d'être à la fois Catholique
                et Protestant sans renoncer à certains engagements spécifiques
                du Catholicisme ou du Protestantisme. 
              Les conversions religieuses «intra-culturelles» sont
                exclusives les unes des autres alors que les conversions «extra-culturelles» ne
                le sont plus du tout pour celui qui a réussi à comprendre
                et à observer l'ampleur des différences symboliques
                par un redécoupage symbolique neuf qui assume les deux
                autres. 
              On disait autrefois que l'ampleur des différences «métaphysiques» (polythéisme,
                karma, non-dualité...) rendait les appartenance religieuses
                incompatibles, mais ce discours-là ne rentrait pas suffisamment
                dans l'ampleur des différences symboliques. On doit maintenant
                accepter juste l'inverse! Plus ces différences sont conscientisées
                et conséquentes, moins une religion d'une sphère
                symbolique est capable d'exclure une religion de l'autre sphère
                symbolique! Lorsqu'on a bien fait le travail de décollage
                entre les mots et les symboles (différence entre la couche
                linguistique et la couche symbolique), on remarque que même
                l'universalisme d'une religion n'est plus en contradiction avec
                l'universalisme d'une autre pourvu seulement qu'elles appartiennent
                bien à des sphères symboliques distinctes! 
              Être à la fois musulman et chrétien ou juif
                et chrétien est probablement impossible parce que les
                acte de foi sont rédhibitoires entre eux. S'ils sont rédhibitoires,
                c'est parce que formulés dans des ordres symboliques relativement
                identiques qui imposent à nos engagements une logique
                d'exclusion (règles d'inclusion et d'exclusion entre ensembles
                de symboles déjà évoquée plus haut).
                Lorsque l'on a une définition relativement bien partagée
                de la déité et de la chair Il n'y a pas moyen par
                exemple d'accepter et de refuser simultanément l'Incarnation
                de Dieu... (c'est la réponse du berger à la bergère
                aussi évoquée plus haut). 
              Par contre, nul ne pourra affirmer avec autant d'autorité que
                d'être simultanément Bouddhiste et Chrétien
                est impossible (alors que ces deux religions sont pourtant universalistes!).
                Ces engagements-là ne sont pas rendus incompatibles par
                des règles logiques puisqu'ils sont relatifs à des
                ensembles symboliques différents. 
              
                Pour comprendre le «paradoxe assumé» et
                  non contradictoire de la bi-religiosité d'un le Saux,
                  je peux maintenant faire une comparaison plus facile à comprendre : 
                Devant le suicide d'un dépressif
                  la neurologie n'est pas en contradiction avec la psychologie.
                  Pour le dire brutalement, selon le neurologue, le suicide a été provoqué par
                  un manque de sérotonine ou d'endorphine ou que sais-je
                  d'autre encore dans le cerveau du patient... Et le neurologue
                  a probablement raison! Pour le psychologue, le suicide du même
                  patient a été provoqué par la dépression
                  elle-même consécutive au cumul du décès
                  de sa femme, de son échec professionnel et que sais-je
                  d'autre encore ...Et le psychologue a probablement raison!  
                Laissons aux chercheurs le soin de comprendre
                  pourquoi la mort d'une épouse peut parfois provoquer
                  une baisse de sérotonine, pourquoi la baisse de sérotonine
                  peut parfois provoquer une dépression, pourquoi la mort
                  d'une épouse peut parfois provoquer une dépression,
                  pourquoi une hormone ou un neurotransmetteur doit rester une
                  entité symbolique distincte d'un symptôme, etc.
                  Ces chercheurs-là qui veulent découper un troisième
                  ordre symbolique qui expliquerait les différences entre
                  l'approche neurologique et l'approche psychologique d'un symptôme,
                  sont encore au travail. Ce travail (qui est un travail autant
                  de perception symbolique que de mise en relation des symboles
                  par l'intelligence) est loin d'être achevé et
                  ce n'est pas demain que la neurologie sera la psychologie! 
                Par contre un médecin peut très
                  bien être simultanément neurologue et psychologue
                  dans la mesure où il admet qu'il y a un «no man
                  land», un symbole dont le contenu (mais pas les frontières)
                  est encore extrêmement flou, entre ces deux sphères
                  symboliques! Entre le Bouddhisme et le Christianisme, il est
                  probable que l'on soit devant le même genre de partage. 
                Si l'on reste dans ce genre de comparaisons,
                  ce qui sépare le Chrétien du Musulman ressemble
                  plutôt à la querelle d'école qui sépare
                  les Freudiens et les béhavioristes. Leurs querelles
                  sont fondamentalement indécidables parce que liées à des
                  actes de foi personnels. Le rejet de l'acte de foi musulman
                  s'impose si l'on s'est déjà engagé comme
                  chrétien dans des choix que la théologie propose
                  lorsqu'elle met en relation les symboles mis à sa disposition
                  par la sphère du Livre... 
                Pour le dire encore autrement, si je compare
                  la discussion entre un Chrétien et Musulman à une
                  discussion entre un peintre impressionniste et un peintre surréaliste,
                  alors la discussion entre un Bouddhiste et un Chrétien
                  doit être comparée à une discussion entre
                  un peintre et un architecte... Tout artiste sait qu'on ne peut
                  pas être à la fois un peintre impressionniste
                  et un peintre surréaliste sans être schizophrène.
                  Mais rien n'empêche d'être simultanément
                  peintre et architecte! Michel-Ange était à la
                  fois peintre et architecte tout comme le Saux était
                  simultanément Hindouiste et Chrétien. La Providence
                  nous offre parfois de tels prophètes... 
              
              Il peut arriver qu'un Bouddhiste, indépendamment de Bouddha
                et du Bouddhisme, influencés par l'Occident, en soit finalement
                arrivés à conscientiser ce qu'est le Dieu judéo-chrétien.
                Pour lui, ce Dieu-là risque malgré tout de rester
                dans une zone du puzzle qui est très éloignée
                de la zone des solidarité symbolique qui organise le Bouddhisme.
                Mais un nouvel ensemble de symboles va peut-être se cristalliser
                autour de ce premier symbole et former une image suffisamment
                sophistiquée dans la vie mentale du Bouddhiste pour qu'il
                puisse finalement devenir à la fois Chrétiens (ou
                Athée) et Bouddhiste. 
              Il n'en restera pas moins que pour unir parfaitement ces deux
                sphères religieuses et révéler les algorithmes
                de passage de l'une à l'autre, il y a encore pas mal de
                pièces symboliques à découper et assembler
                entre elles. (Cf. les difficultés encore insurmontables
                que doivent affronter ceux qui veulent unir la psychologie et
                la neurologie ou la physique quantique et la physique des continuums!) 
              Pourtant, cette unité globale de la spiritualité,
                jusqu'à preuve du contraire, n'est pas impossible. Elle
                n'est pour le moment que de l'ordre de l'intuition (comme l'unité cachée
                entre la neurologie et la psychologie). Cette unité de
                la spiritualité est un idéal régulateur
                qui anime le Dialogue et plus globalement la croissance spirituelle
                de chaque sphère religieuse, sans pourtant que l'on puisse
                préjuger du succès final de cette quête. 
              
                Cette intuition forte d'une unité spirituelle
                  est renforcée par l'observation de «complicités» spirituelles
                  qui sinon sembleraient trop étranges. L'Occidental qui
                  vit en terre Bouddhiste et voit les bonzes chanter, les entend
                  disputailler... qui voit les génuflexions et pratiques
                  bondieusardes des bouddhistes lambdas... qui voit les efforts
                  ascétiques de leurs élites... etc. n'osera JAMAIS
                  dire que le Bouddhisme n'est pas une religion mais une
                  philosophie athée comme une certaine théologie
                  judéo-chrétienne pourrait le laisser croire!
                  Un croyant chrétien sent bien qu'on remue par des symboles
                  différents une seule et même matière spirituelle!
                  Tout le monde sent bien que le Saux n'était pas un escroc! 
              
              Si placer le Bouddhisme en concurrence avec le Christianisme
                c'est comme mettre en concurrence la neurologie et la psychologie,
                alors cette mise en concurrence ne trahit qu'une ignorance, qu'une
                immaturité de la conscience. La prouesse, le génie
                et la sainteté d'un le Saux, ce n'est pas tant de défier
                et sublimer des paradoxes que de savoir qu'il n'y en a pas en
                la matière! 
              Il n'est pas impossible que le Saux fit des engagements au sein
                de l'ordre symbolique neuf qui émergeait dans sa conscience.
                Qu'il fut Hindouiste plutôt que Bouddhiste relevait peut-être
                d'un engagement. Mais cet engagement-là ne lui a pas semblé incompatible
                avec son engagement Catholique. Qui oserait affirmer qu'il était
                parjure ? 
                
               
              paul yves wery - Chiangmai, décembre 2011
               
              Une version courte et plus simple de cet article a été rédigée et publiée en 2012 par le magazine bénédictin online du Dialogue Inter Religieux "Dilato Corde". Cette version courte de l'article est aussi accessible sur Stylite.net.